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Journal du Général Fantin des Odoards

Etapes d’un officier de la Grande Armée, 1800-1830

Bibliothèque Nationale de France – Gallica. Consulter l’ouvrage ligne

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Journal du général Fantin des Odoards BNF-Gallica

« Dans la nuit, des renseignements certains ayant enfin appris que c’était vers Bruxelles qu’avaient marché les Prussiens, nous primes cette direction au point du jour. Parvenus à Wavre, ville sur la Dyle, nous les y trouvâmes en position et aussitôt on en vint aux mains. Au lieu de passer la Dyle au-dessus ou au dessous de Wavre, où elle est guéable en maint endroit, le général Vandamme, chargé de la franchir pour débusquer l’ennemi, voulut, dans la ville même, emporter un pont soigneusement barricadé et protégé par des milliers de tirailleurs postés dans les maisons de l’autre rive. Il fallait tourner cette forte position; mais ce général s’entêta à l’aborder de front avec des masses qui, engagées dans une longue rue perpendiculaire au pont, recevaient tout le feu des Prussiens sans pouvoir utiliser le leur. Nous perdîmes là beaucoup de monde infructueusement. Le 70me régiment, le même qui avait été déconfit deux jours auparavant, ayant été chargé de déblayer le pont sous une grêle de balles, y fut mis en déroute. Ramené par son colonel, il hésitait encore quand ce brave Maury, saisissant son aigle, s’écria: « Comment, canaille, vous m’avez déshonoré avant-hier, et vous récidivez aujourd’hui! En avant. Suivez-moi! » – Son aigle à la main, il se précipite sur le pont, la charge bat, le régiment le suit; mais à peine est-il aux barricades que ce digne chef tombe mort, et le 70me fuit de plus belle, et si rapidement que sans le secours d’hommes de mon 22me l’aigle qui était à terre, au milieu du pont, à côté de mon pauvre camarade étendu sans vie, allait devenir la proie des tirailleurs ennemis qui déjà cherchaient à s’en saisir.

Sur d’autres points, nos attaques d’une rive à l’autre de la Dyle n’eurent pas plus de succès, parce qu’elles furent mal combinées, mollement exécutées et le terrain mal étudié. Vers la nuit, cependant, on parvint à passer la rivière au dessus de Wavre. Il était trop tard.

Le général Vandamme convint, le lendemain, qu’il avait commis là une faute; mais le mal était fait. Il est d’autant plus à déplorer qu’on ait aussi mal employé un temps précieux que la perte de la bataille de Waterloo n’a pas d’autre cause. Pendant que les Prussiens nous amusaient ainsi par un rideau de tirailleurs et nous tenaient en échec, leurs masses principales, favorisées par un terrain montueux et boisé qui les dérobait à nos yeux, marchaient au secours des Anglais, et leur brusque apparition sur le flanc droit de notre armée, aux prises avec Wellington, changea en une inconcevable déroute une victoire déjà certaine. Il eût encore été temps, à midi, de faire un mouvement général dans la direction de Waterloo. En opérant ainsi avec rapidité, les Prussiens, pris entre deux feux, eussent été anéantis, et la Belgique entière était à nous. Si cette manœuvre n’a pas été exécutée, ce n’est pas la faute des officiers généraux qui environnaient le maréchal Grouchy, lesquels jugeaient bien, à l’épouvantable canonnade qui retentissait comme un roulement de tonnerre non interrompu, que notre coopération était là nécessaire. A toutes leurs instances, le maréchal a constamment répondu: l’Empereur m’a donné ordre de pousser jusqu’à Wavre et d’y attendre ses instructions, et je ne bougerai pas d’ici. Comme si, à la guerre, il n’y avait pas des circonstances non prévues qui veulent un changement subit de résolution; comme si le premier devoir d’un général n’était pas de ne jamais perdre de vue l’ennemi qu’il est chargé de poursuivre. D’ailleurs n’était-il pas évident que les Prussiens ne cherchaient qu’à se réunir à leurs alliés? C’est cette jonction qu’on devait avant tout empêcher, car c’est elle qui devait tout perdre, l’Empereur n’étant plus assez fort pour soutenir les efforts réunis de ses adversaires, depuis qu’il avait fait la faute de séparer de lui 32 mille hommes et la plus grande faute d’en confier le commandement à M. le marquis de Grouchy.

Cette sotte et molle attaque sur Wavre et la longue fusillade qui l’a suivie nous ont au reste coûté assez de monde. Mon 22me y a perdu 146 hommes, d’autres régiments bien davantage. Les généraux Alix et Penne y ont été tués; les généraux Gérard et Habert, blessés.

Mécontents de nous-mêmes, et fort inquiets sur le résultat de la vive et longue canonnade entendue, pendant la journée, du coté de Mont-Saint-Jean, laquelle n’avait cessé que vers le soir, nous avons passé la nuit suivante au bivouac aux portes de cette malheureuse ville de Wavre, que dévorait l’incendie allumé pendant le combat.

En marchant ainsi vers Mont-Saint-Jean à notre insu et à notre barbe, manœuvre hasardeuse mais habile, qui nous a fait battre à Waterloo, les Prussiens avaient laissé un faible corps devant nous pour nous donner le change. Le 19, au matin, nous eûmes encore à échanger avec lui quelques coups de fusil; mais bientôt il disparut tout à fait et un sinistre silence s’établit sur ces campagnes, dont le sol tremblait la veille au bruit des détonations de l’artillerie. Nous en étions là lorsque, vers onze heures, notre commandant en chef, ayant appris enfin la fatale nouvelle par un officier d’état-major miraculeusement échappé aux coureurs de l’ennemi, maîtres de tout le pays, jugea convenable d’opérer au plus vite sa retraite sur notre frontière. Ce mouvement, devant une armée victorieuse qui pouvait à chaque instant nous tomber sur les bras, était aussi indispensable que dangereux. Le maréchal avait sous la main des forces imposantes et une nombreuse artillerie; mais il était en l’air, sans appui, et on sait ce que sont trop souvent les Français en retraite et le lendemain d’une défaite. Cette marche rétrograde, quoique précipitée, se fit avec ordre, sur deux colonnes, dans la direction de Namur. L’ennemi ne parut nullement dans la journée, et, à la nuit, nous étions à un quart de lieue [ca. 1 km] de Gembloux, où nous fîmes une halte de peu d’heures, sans feux, et dans le même ordre que nous avions en mouvement.

Le lendemain, vers une heure du matin, sans bruit aucun, notre armée se remit en route, triste et silencieuse. Quelque bonne volonté que nous eussions de hâter le pas, nous ne le pouvions. La cavalerie et l’artillerie, qui suivaient nécessairement les chaussées, cheminaient encore à peu près à l’aise; mais la pauvre infanterie, allant à travers champs par une nuit sombre et rencontrant à chaque pas des haies et des fossés, n’avançait qu’en désordre et très péniblement. A pied même et empêtré dans mes grandes bottes à l’écuyère, car il n’y avait pas moyen de rester à cheval, je marchais avec une peine infinie dans des terres labourées, et j’avais fait ainsi mainte culbute, quand enfin le jour vint à poindre. Si, dans ce moment, l’ennemi se fût montré, il n’y avait nulle résistance possible. L’infanterie s’était tellement mêlée, non seulement de compagnie à compagnie, mais de régiment à régiment, qu’il fallut perdre plus d’une heure à y mettre quelque ordre. Il était grand jour quand, les rangs à peu près rétablis, on put se remettre en mouvement. Déjà nous apercevions les hauteurs de Namur qui allaient nous offrir un bon point d’appui, quand tout à coup deux coups de canon se firent entendre à notre arrière-garde. Ce bruit plait au soldat quand il va à l’ennemi; il déride toutes les physionomies; mais en retraite, et dans la situation d’esprit où nous avait mis le revers inouï de Waterloo, qui n’était plus un mystère pour nos subordonnés, quelque soin qu’on eût pris de le leur cacher, il produisit un effet tout contraire: Les voilà! disaient avec anxiété ces mêmes hommes qui trois jours auparavant affrontaient les Prussiens avec ardeur. Chargée avec impétuosité, l’arrière-garde, sur laquelle ces deux coups avaient été tirés, fut d’abord mise en désordre et se vit enlever deux pièces de canon qu’elle avait avec elle. Heureusement le mal ne se propagea pas et fut bientôt réparé. La partie de notrecolonne qui était en tête atteint Namur au pas de course; les troupes qui sont en queue font volte-face; une charge brillante de notre cavalerie sur l’avant-garde prussienne culbute celle-ci et lui enlève non seulement les pièces que nous venions de perdre, mais encore un de ses obusiers. Ce début était d’un heureux présage. Etonnés d’une résistance inattendue, les Prussiens se sont arrêtés pour se renforcer de ceux qui les suivaient, et nous avons mis à profit leur hésitation pour occuper en force Namur, placer de l’artillerie partout où elle pouvait servir, barricader les ponts, les portes, les issues, enfin faire tout pour arrêter l’ennemi. Namur, autrefois place de guerre prise et reprise pendant nos vieilles guerres avec les maîtres des Pays-Bas, est aujourd’hui démantelée; mais sa position au confluent de la Sambre et de la Meuse, entre deux montagnes et à l’entrée d’un long défilé qui conduit en France, en fera toujours un point stratégique de la plus grande importance. Enhardis par leur récente victoire, ivres d’eau-de-vie et pensant avoir affaire à des troupes démoralisées, les Prussiens, en colonnes nombreuses, ne tardèrent pas à nous attaquer. Repoussés, ils revinrent plusieurs fois à la charge, toujours sans le moindre succès. Dans ces tentatives, ils ont fait une perte énorme par le feu de notre artillerie qui les prenait de front et d’écharpe et par celui de l’infanterie. Leurs morts et leurs blessés couvraient au loin le terrain devant nous. Lorsqu’il fut bien démontré que nous ne pouvions être forcés et que les Prussiens n’auraient Namur que si nous voulions bien en sortir, nos troupes commencèrent à passer la Sambre et à remonter le défilé de la Meuse pour opérer leur rentrée en France. Le 3me corps, chargé de l’arrière-garde, tint dans la ville jusqu’au soir, afin de donner le temps de s’éloigner à cette énorme colonne embarrassée d’artillerie, de bagages et de blessés. A la nuit fermée, tout étant en sûreté, les dernières troupes françaises quittèrent Namur, où l’ennemi n’entra qu’après notre abandon volontaire.

Pendant cette longue journée d’hostilités, les habitants de Namur, sans paraître effrayés du vacarme, nous ont prodigué tous les soins imaginables. Dans chaque maison, on recevait nos blessés; des provisions étaient livrées en profusion aux soldats comme aux officiers, pas une cave n’était fermée. C’était à qui nous apporterait son offrande en vivres, en vin, en linge pour les pansements. Les femmes les plus élégantes, la plupart jolies, se montraient tout aussi empressées que celles du peuple. On entendait de tous côtés des paroles d’intérêt pour nous et des imprécations contre les Prussiens, démonstrations d’autant plus sincères que cette bonne population, si française, voyait bien que nous allions la quitter. Je ne saurais exprimer ce qu’il y avait de fraternel et de touchant dans cette manifestation si générale. Oh! souvenons-nous en, si, plus heureux un jour, nous reportons nos armes en Belgique. Nous avons trouvé là une sympathie qui fait honte à la France.

Au delà de Namur, le défilé protecteur dont je viens de parler est flanqué à gauche par la Meuse et à droite par une chaîne de hautes collines boisées. Dès le matin, notre matériel y était engagé. Nous l’avons remonté pendant toute la nuit du 20 au 21 sans être inquiétés.

Poursuivant au jour paisiblement notre retraite, nous avons atteint Dinant, petite ville dominée de tout côté, où l’on passe sur la rive droite de la Meuse.

Depuis Namur, une pluie continuelle était venue ajouter aux ennuis et aux fatigues de la retraite et gâter la route que nous suivions. Harassés, manquant de vivres, tourmentés do notre avenir, nous sommes rentrés tristement en France par ce Givet où j’ai passé jadis des jours de bonheur et d’insouciance. La population de cette ville n’a pas été peu surprise de voir passer tant de troupes si intactes et une aussi formidable artillerie, elle à qui la renommée avait persuadé que tout avait péri à Waterloo ou était resté entre les mains du vainqueur. Ces bruits exagérés, répandus bientôt parmi nos soldats, ont achevé de les abattre. Il n’y avait alors que 9 jours qu’ils étaient entrés en campagne, dans les meilleures dispositions, et à voir leur tenue négligée, leur mine allongée, leur affaiblissement physique et moral, ils semblaient succomber sous les fatigues et les privations d’une longue guerre. Il faut des succès aux Français: ils sont moins que des femmes dans les revers. L’armée, il faut le dire, n’a pas tenu ce qu’elle promettait. Nombre d’officiers ont manqué de résolution et d’énergie. A peine en France, nous avons été assaillis par des malveillants se faisant un plaisir de débiter les plus fâcheuses nouvelles et ne trouvant que trop de crédulité. Lorsqu’il fallait s’unir et se raidir contre l’adversité, on a tout fait pour annuler ce qu’il nous restait de vigueur et donner des facilités à l’invasion. Pauvre France! ton heure était sonnée. »